#6: Blondinette

30 Août

Je me rappelle de sa frimousse, sa figure constellée de taches de rousseur. On en a fait toute une histoire de ces fameuses taches. Ma mère, par une lubie un jour, a entrepris de lui raconter que s’il avait ces curieux stigmates plein le visage, c’est que quand il est né, son père mangeait une sucette au coca, et qu’à la vue de son fils, il n’a pu réagir autrement qu’en crachant, sa salive coca teintant la peau blanche de mon petit voisin. On entrevoit déjà là sa manie de salir, de dire des méchancetés, comme ça. Surtout à plus faible qu’elle. C’est tellement facile de faire pleurer un petit garçon de sept ans. Pourtant, il ne pleure pas. C’est un petit dur, un embryon de macho, un rouleur de mécanique d’1 m 30, un futur caïd… Il serre les poings, et crispe ses lèvres. Et je le trouve beau à mourir quand il est comme ça. Quand il prend un air buté, quand ses joues blêmissent, quand je vois la grosse veine qui afflue à son front… Mon petit coeur de gamine idéaliste fond. Il palpite. Mon héros. Mon tout. Je vois son refus des larmes comme une résistance sublime à l’adulte, et je l’admire. De faire front. De ne pas être intimidé, sans avoir à se cacher, ou dissimuler. A la face du monde, il affiche son mépris. Et ça me plaît.

Avec moi, il est la douceur même. Enfin, le plus souvent. Disons qu’il ose sourire un peu, qu’il cesse d’être le sale gosse pour être le garçon gentil qui joue avec moi des heures durant, dans la pelouse chez lui, avec sa petite soeur encore bébé à côté de nous. Petite que l’on prend parfois en otage pour jouer au papa et à la maman. C’est pratique, un vrai bébé. Mais aussi quelquefois ça pleure sans raison. Du coup, ça l’énerve. Moi, habituée déjà, je console, je berce. Il me dit : « tu vois, blondinette, quand on sera mariés, tu t’occuperas des enfants (je n’ose imaginer combien il en avait en tête), parce que tu fais bien ça, et moi je te donnerai des sous. Parce que quand je serai grand, j’aurai un travail avec plein de sous. Et j’en donnerai à personne. Sauf à toi. Parce que tu sais faire arrêter les bébés de pleurer.  » Étranges conversations que nous avions, souvent. Toujours fourrés l’un avec l’autre, à bricoler des jeux innocents, à fureter de ci de là, à faire du vélo. Je me souviens de mes cuisses rompues d’avoir pédalé de toutes mes forces pour le rattraper, sans y parvenir. Il est bien trop costaud, et bien trop rapide. Lui, il ose s’élancer du haut de la rue en pente, sans freiner ou presque, prenant ainsi un maximum d’élan et de vitesse pour parvenir à destination. Moi, le vertige me saisit sitôt qu’arrivée au sommet. Mon coeur cogne à tout rompre, je visualise la chute terrible. Je crève de trouille. Mais impossible de lui avouer. Impossible de passer pour une froussarde devant lui. Alors je serre les dents à m’en faire péter les mâchoires, et je me lance. Après quelques mètres, mes mèches au vent, certaines se collant au coin de ma bouche, ou devant mes yeux, la peur est plus forte. Et je freine. J’aime pas ça. J’abdique. Et surtout, c’est la honte devant lui: n’être qu’une fille, qui a peur d’abîmer ses jolis genoux, ses jambes couleur porcelaine. Je freine en catimini, en essayant que ça se remarque pas trop. C’est idiot, mais je voudrais être comme lui. N’avoir peur de rien, tenter, oser, sans hésiter. Je ne l’ai jamais vu tomber. Jamais avoir mal. C’est le héros de mes sept ans. Si c’est l’âge de raison dit on, avec lui, je ne réfléchis plus. Gamine écervelée. Blondinette. Sa blondinette.

Je serais prête à le suivre jusqu’au bout du monde. pour l’instant, ça se résume au bout de la rue le monde, mais… Avec lui, je tente d’être forte, pour l’impressionner. Je ne me rends pas compte que mon meilleur atout est ma douceur. Je crois naïvement que je dois être comme lui, pour lui plaire. Alors je plonge mes mains dans la boue, je fais avec lui la « macocoille ». Un trucs de sales gamins, qui consiste à mélanger terre, eau, herbes, cailloux, petits branchages, pour obtenir des textures toujours différentes et intéressantes. Aux doigts, évidemment. J’adore la tiédeur de la boue sur mes mains, la sensation des arêtes de certains cailloux, ou au contraire la douceur polie d’autres. J’aime sentir nos mains d’enfants se frôler dans ce gloubiboulga rassurant. Sa peau comme pudiquement couverte par la terre, et la mienne se rencontrant. Ça me fait du bien, cette sensation physique de proximité avec un autre être humain. C’est léger, doux, agréable.

Comme toutes les gamines de mon âge, j’ai des barbies. Sans en faire grand chose d’ailleurs. Je n’en vois pas bien l’intérêt, c’est lisse et toujours semblable. Il n’y rien quoi on puisse s’accrocher. Je n’arrive même pas à leur inventer des histoires. Pour toute histoire, on doit partir d’une faille, d’un truc qui dépasse, d’une différence. Avec ces créatures là, impossible. J’en ai une vingtaine d’exemplaires je crois. Toutes blondes, souriantes, absentes. Mais lui, il sait quoi en faire pour les rendre enfin intéressantes. Il les déshabille, il les couvre de macocoille, et elles deviennent créatures préhistoriques. Il dérobe de l’éosine dans l’armoire à pharmacie, et on leur teint les cheveux artisanalement. Elles sont des icônes punk. C’est rigolo. Avec les ciseaux, on s’improvise coiffeurs. Évidemment, quand ma mère constate le carnage, je me fais gronder. Mais elle en a surtout après lui. « Gamin des rues » l’appele-t’elle. Il en est bien loin, mais pour elle, c’est le condensé de tout ce qu’elle voudrait exprimer: frondeur, insolent, mal élevé, pleins d’idées loufoques, pousse au crime, délinquant. Il est un peu tout ça, mais c’est surtout un petit garçon très imaginatif. Sensible.

On nous appelle les amoureux. Dans le quartier, on est connus comme ça par les adultes. En retrouvant des photos de nous, c’est vrai que je comprends pourquoi. Il y a une proximité physique entre nous, toujours. Soit on se tient la main, ou il a un bras autour de ma taille, ou j’ai ma tête sur son épaule. A croire qu’on est des siamois, impossible à voir autrement que comme un binôme indissociable. Il ne sourit pas beaucoup, mais je souris pour deux. On est des vases communicants. On s’équilibre, on s’épaule, on est simplement bien ensemble. Pourtant, rien ne s’est dit entre nous. Jamais on n’a parlé de ça. Jamais il ne m’a demandé d’être son amoureuse. Je suis juste sa Blondinette. On n’a pas besoin de dire plus que ça.

Une fois, je suis allée dormir chez lui. Grande aventure que cette première nuit à l’extérieur en dehors de chez mes grands parents, où il m’arrive souvent de loger. Là, je vais être ailleurs, en terre inconnue. C’est comme une expédition, traverser l’amazone. il me suffit seulement de traverser la rue, mais… Nos maisons se ressemblent, forcément. Dans un quartier comme le nôtre, elles sont construites en série, sur un modèle préétabli. Et même si chacun tente de la faire sienne, en y apportant ses meubles, ses couleurs, sa vie, il n’en reste pas moins que elles se ressemblent étrangement. Je ne suis pas chez moi, mais tout est familier. J’y suis à l’aise, tout en me sentant déplacée. Comme chez moi, finalement. On dort dans sa chambre. Pour lui, sa maman a installé un matelas au sol, moi j’aurai le privilège de son lit. Je suis l’invitée, et je suis une fille qui plus est. A l’heure de se coucher, elle viendra nous dire bonne nuit à chacun, déposant un baiser sur nos fronts. Elle est douce, sa maman. Elle ne parle pas beaucoup, elle se déplace presque sans bruit, toujours occupée. Les yeux grands ouverts dans le noir, on n’arrive pas à dormir. On chuchote. On rit un peu. Et puis, il finit par me rejoindre, et s’installe contre moi dans son lit. On profite de la chaleur de nos corps rapprochés, le silence se fait. Nos respirations s’apaisent, deviennent régulières, et on finit par sombrer. Le sommeil nous a eus, main dans la main, deux gosses cherchant un peu de chaleur.

Innocents. Je ne m’attends pas à la déferlante qui s’abattra sur moi demain. Je ne sais pas, perdue dans un rêve cotonneux, que demain, en apprenant qu’on a non seulement partagé la même chambre, mais le même lit, ma mère hurlera. Qu’elle me défendra d’encore le voir. Qu’elle traitera sa maman des pires mots que j’aie entendu. Qu’elle l’accusera de choses dont je ne comprends pas toute la portée. Je ne sais pas encore que demain, c’en sera fini de nous, de cette relation si particulière, de cet abandon rassurant, de cet amour platonique et tellement nécessaire. Que pour avoir voulu juste être moins seuls au monde, se sentir moins incomplets, avoir voulu un peu de proximité, être prise dans les bras, chercher l’autre, comme deux petits chiots assoiffés de tendresse, que cette envie là, concrétisée, sonnerait le glas de nous deux. Ce n’est pas la première fois que des adultes salissent et saccagent. Ce ne sera pas la dernière. Il faut juste apprendre à contenir, à ne pas exploser. Parce que c’est tellement injuste. Parce que les projections des adultes qui interfèrent dans notre monde d’enfants, leurs fantasmes qui voient le mal où il n’y en a pas, cette sur-protection démente, c’est carrément insupportable.

On me prive de mon héros, de mon chevalier. Je ne pourrai plus voir sa moue que de loin, je pourrai tout juste tenter des signes clandestins, de jardin à jardin. Je pourrai tout juste tenter de lui faire passer par l’intermédiaire d’une petite voisine appâtée à coups de bonbecs quelques messages: un caillou ramassé ensemble, un dessin, pour lui montrer que je pense à lui. Il me fera passer des petites voitures, et même une bague de pacotille, prise je ne sais où. Sa maman, si douce et qui m’acceuillait volontiers, après l’esclandre provoqué par ma mère, tient elle aussi à nous éloigner.

Un enfant de sept ans n’a pas le coeur constant, et il se lasse vite de l’inaccessible. Presque tous les enfants de sept ans sont comme ça. C’est ce que les adultes pensent. Blondinette va pleurer un peu, bien sûr. Blondinette va errer dans le jardin devenu subitement trop grand pour elle toute seule, avec un peu de nostalgie. Se rappeler du moindre trou qu’ils y ont creusé. De la moindre bêtise qu’ils y ont faite. Et ça passera vite. Mais ce n’est pas tout: ce qu’ils ne savent pas, c’est qu’elle va développer comme ça son tempérament solitaire: puisqu’on lui interdit d’être avec celui qu’elle veut le plus, elle ne sera avec personne. Et c’est bien mieux comme ça. C’est lui, et personne d’autre. Blondinette est intransigeante, et obstinée. Elle ne veut pas de copines, pas de copains. Elle le voulait lui. Blondinette, redevenue solo, livrée à elle même.

On est trop sérieux quand on a sept ans.

8 Réponses to “#6: Blondinette”

  1. Emmanuel 30 août 2010 à 14 h 12 min #

    Purée, les grands… Si je deviens comme ça avec mes mômes quand ils auront cet âge là, qu’on me pende.

    • missstere 30 août 2010 à 21 h 43 min #

      je pense que tu seras pas comme ça toi, parce que t’es encore un peu le petit garçon que t’étais (compliment mon Manu ;))

  2. Mespetitesfables Angelina 30 août 2010 à 14 h 17 min #

    J’ai déjà dit tout le bien que j’en pensais chez moi. Merci pour ce petit bout de vie…

  3. Minorité 30 août 2010 à 16 h 05 min #

    Je ne m’y connais pas beaucoup en littérature. Je n’ai pas lu les classiques, je ne sais pas écrire (bien écrire, s’entend), je ne sais pas critiquer.

    Seulement il y a les écrivains que j’adore et ceux que je déteste.

    Dans ceux que je déteste, la figure de proue est Amélie Nothomb, dont, pour être sincère, je n’ai lu qu’un livre (Métaphysique des tubes). Je lui reproche de trop céder à la facilité en employant des « grands mots » de psychanalyse, de métaphysique, justement. Comme si ce que son héroïne vivait, l’héroïne le pensait et le ressentait avant de le vivre.

    Tu fais partie de ceux que j’aime. Ceux qui savent écrire et décrire le vrai avec des mots simples. Je suis persuadé que ce doit être un exercice difficle. On lit beaucoup de psychologie quand tu décris un lieu, on lit biens des sentiments quand tu décris des actes. Ton écriture me rappelle Le Clézio, Philippe Claudel.

    Ceci dit, ce n’est que mon avis, peut-être présomptueux de lecteur amateur. Mais à cet amateur là, ton blog plait beaucoup en tout cas. 😀

    PS: Ne t’es-tu pas inspirée des amourettes du Petit Spirou et de Suzette?

    • missstere 30 août 2010 à 21 h 47 min #

      donc d’abord heu bon voilà…

      Je suis toute émotion 🙂

      sans rire, c’est le commentaire ultime qui fait plaisir sans être complaisant ou faussement élogieux… Et wow, Claudel, les âmes grises est un de mes livres préférés.

      Donc là, je fais une petite danse de la joie mine de rien, hein 🙂

      Merci, beaucoup beaucoup.

  4. c.a.dit. 30 août 2010 à 19 h 57 min #

    Il ne manque que son prénom… et la suite qui me manque déja…

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