#35: Mon coeur

27 Nov

Tout va très vite. Après tout, je n’ai plus rien à perdre. Je l’ai perdu, Lui. Autant essayer de s’en sortir le moins mal possible. Avec cet autre. Le bucheron. J’aime le voir comme ça. Épaules larges, solide, un peu bourru. Pourtant pas inintéressant. Il a des goûts musicaux très sûrs, qui m’impressionnent. Laissent présager d’une certaine sensibilité, malgré tout. Je découvre avec lui un tas de choses. J’élargis mon horizon musical. Ça me convient assez. J’ai besoin d’être stimulée sur un plan intellectuel avant de l’être sur un plan plus sexuel. C’est comme ça. Un homme qui n’a aucun attrait de découverte, qui ne peut rien m’apprendre ne me fera pas vibrer. Mes orgasmes sont conditionnés par la soif d’apprendre et d’admirer avant tout. Il me fait découvrir des choses. Le vin. C’est avec lui que je vis ma première expérience de plaisir viticole. Il m’a emmenée dans sa chambre. Il veut me faire plaisir, le plaisir d’un repas en tête à tête, rien que nous. Pas de choses compliquées, un mezze. Et pour l’accompagner, cette bouteille de vin qu’il m’a laissée choisir, seule tout à l’heure, dans une cave qu’il connait bien. Si j’apprécie le goût du vin, je n’ai aucune idée de comment choisir, je n’ai absolument aucune connaissance. Les rares tentatives à la maison de servir du vin se sont toujours bornées au vin rosé portugais légèrement effervescent, ou au muscat grec écœurant de sucre. Rien de vraiment recommandable, rien de ce qui pourrait former un palais, un goût. Alors, sans aucun repère, j’erre parmi les bouteilles. A quoi me fier si ce n’est aux mots, à ceux qui me sembleront le plus parlant, les plus mélodieux, et à l’étiquette qui me semblera le plus esthétiquement conforme à ce qu’elle annonce. Des milliers de flacons, et un seul choix possible. J’hésite, prend une bouteille, la replace, tente une autre. Pas envie qu’il me prenne pour une ignare, ou quelqu’un qui n’a pas de goût. Finalement je saisis une bouteille, et la pose sur le comptoir. Le caviste, et lui rigolent de concert. Ne sachant comment réagir, je demande, un peu hésitante: « ce n’est pas bien ça?  » Suit une réponse très second degré, où je me rends compte que j’aurai pu tomber bien plus mal. En l’ouvrant, je comprends. Instantanément je tombe amoureuse de ce vin. En plongeant mon nez dedans, je découvre des arômes inconnus et pourtant familiers, j’ai une sensation de plénitude et d’envie, c’est subtil et fort à la fois, c’est indescriptible. La première gorgée est une vraie révélation au plaisir. Quand elle coule dans ma gorge, je ne peux pas décrypter vraiment les sensations, je n’arrive pas à mettre de mots, mais c’est suave et dur, persistant et moelleux, c’est tout à la fois. masculin et féminin, fruité et minéral, presque séveux. Un nouveau monde s’ouvre à moi. Le plaisir gustatif, que je ne ressentais qu’en mangeant jusqu’ici, s’enrichit d’une nouvelle palette d’expression.Riesling. Il sera mon premier amour. Caresses du vin, caresse de mon amant se confondent. L’homme et le vin participent à me donner un plaisir palpable, bien que très fugace. Sensualité. J’en découvre une autre facette. Quand mes lèvres encore humides de riesling touchent les siennes, quand je sens sur sa bouche la minéralité du vin, en douceur. Faire l’amour, partager sont des analogies. Ca prend une toute autre dimension. Il faudra que j’en sache plus. Je veux encore connaitre ca. Je veux savoir comment ça marche. j’ai l’intuition qu’il ne suffira pas de reprendre le même vin pour que se recrée cette magie là. Il y a quelque chose d’autre. Un truc en plus. Je n’arrive pas à savoir quoi, mais je le pressens. C’est ça que je veux faire. Que je veux apprendre. Lui est mon révélateur. Il va m’aider.

Entre nous, tout va très vite. Notre histoire devient sérieuse bien avant qu’on aie eu le temps d’y réfléchir. Un mois après notre premier baiser, je pars en vacances. Il me rejoint, pour les derniers jours de séjours. Ma mère ne l’aime pas. Au contraire du Chevalier, qu’elle adorait. Elle ne l’aime pas celui ci. Me dit qu’il n’est pas pour moi. Qu’il n’est pas de mon niveau. Intellectuel entendons nous. Que jamais il ne me rendra heureuse. Que c’est avec le Chevalier que j’aurai du être. Que lui au moins il ne me ferait jamais de mal. Elle a entendu. Que parfois il est un peu brutal avec moi quand nous faisons l’amour. Je ne trouve pas ca si grave. Il est juste maladroit. C’est ce que je pense. Ça finira par s’arranger. On doit accorder nos violons et c’est tout. Mis à part ça, passer du temps avec lui est agréable. On vit des moments réellement très chouettes. Comme cette éclipse, ma tête posée sur son ventre, à la plage. Un joli moment vraiment. Elle n’a pas compris pourquoi j’avais quitté le Chevalier. Ou elle a trop bien compris et ne veut pas que je parte. elle sait que c’est ce qui arrivera avec lui. Ce n’est qu’une question de temps. Elle me demande si j’en suis amoureuse. Je réponds que je l’aime. Elle fait tout pour me dissuader d’être avec lui, me prédit que je ne serai jamais heureuse. Et son opposition ne fait que renforcer mes convictions. Si elle le déteste à ce point, c’est qu’il doit être bon pour moi. Si elle le hait, alors c’est que c’est un bon choix. Puisqu’elle est détraquée, incapable de se choisir de bons partenaires, pourquoi serait elle plus lucide quant au choix des miens? Je n’imagine pas même une seconde qu’elle puisse avoir raison.

Le bûcheron est solide, sincère, loyal. Il est responsable. Intègre. C’est tout ce dont j’ai besoin. Bien sûr ce n’est pas un tendre. Il n’est pas un fervent des câlins gratuits, juste comme ça pour le plaisir du geste. Il ne pense pas à faire de ces petites attentions délicates qui ensoleillent les journées. Mais c’est un pragmatique. On peut compter sur lui. Je pense que je m’en accommoderai. Ou que je lui apprendrai. De toutes façons, je n’ai pas été très habituée aux effusions tendres, et aux déclarations. Sauf avec le Chevalier, très doux toujours. Qui m’écrivait des lettres magnifiques qui me chaviraient le coeur. Je pense que je m’en passerai. De ces moments là. Que ce qu’il a à m’offrir est bien plus adulte. Je dois prendre ma vie en main et faire des choix. je sais que la vie n’offre pas toujours sur un plateau la somme exacte de ses désirs. Alors je me contenterai de ce qu’il me donne. Une relation pérenne, faite pour résister au temps, stable. Sans grands éclats, sans disputes.

Il m’aime raisonnablement. Et moi pareil. Il a besoin de moi à côté de lui. J’ai besoin d’être ailleurs qu’avec elle. Nous nous sommes trouvés. Je veux vraiment croire à cette relation. J’efface le chevalier de ma mémoire, remet les compteurs à zéro. Je met tout mon cœur dans cette histoire avec lui. Quand il prend un appartement, je l’aide à emménager. A peindre les murs. Sa première nuit là bas, je la passe avec lui. Puis la nuit suivante. Et encore la nuit suivante. Puis je commence progressivement à installer mes affaires. C’est fait, on vit ensemble. Sans en avoir parlé. Ça s’est fait comme ça, naturellement, les choses se sont enchainées comme si ça avait du être. Je fais ma rentrée à l’université. Langues et philologie romanes. Faute de mieux. Faute d’une meilleure idée. Je ne sais absolument pas à quoi ça va me mener, mais je peux essayer au moins. On m’a tellement, elle m’a tellement martelé depuis gamine que je devais aller à l’unif que j’y vais, sans savoir pourquoi, ni pour quoi faire. Je suis la petite fille obéissante, je fais ce qu’on me dit. Comme si j’étais incapable de penser par moi même. Vivre avec lui a déjà été un choix compliqué à poser, partir un grand mouvement vers l’avant, loin d’elle. Je n’ai pas la force de prendre d’autres décisions aussi lourdes. Alors,je vais aux cours. Et je me demande en y assistant ce que je fais là. Complétement à côté de la plaque. En décalage avec tous ces jeunes gens motivés, sûrs d’eux, sûrs de vouloir être là. J’assiste aux cours, et je n’arrête pas de me dire que je ne suis pas à ma place. rien ne m’intéresse vraiment, sauf deux cours. Littérature du 19eme, et histoire du moyen âge, donnée par un prof passionnant. Vibrant. Les seuls moments où je m’anime un peu c’est à ces cours là. En dehors, je m’éteins complètement. Où je rigole nerveusement et intérieurement durant des heures quand je me retrouve à un cours dont l’absurdité me saute aux yeux, et où je parais bien être la seule à la voir. Tous ces gens concentrés, pénètrés de savoir, aux aguets, suspendus aux lèvres de cette prof qui explique consciencieusement l’évolution de la lettre A à travers les siècles, … J’ai l’impression d’être dans un film d’humour anglais. Non sense. Comme si j’étais absolument la seule à ne pas comprendre une seconde l’utilité de ce cours, et surtout à percevoir le surréalisme de tout ça. Deux heures par semaine à décrypter le A pendant tout un trimestre, ça me dépasse.

Je continue pourtant. Je zappe certains cours, dont celui là. Je fais un rapide passage en sociologie, pour me rendre compte que ça m’emmerde profondément. En fait l’université que je me représentais comme un asile de liberté me semble tout le contraire. J’ai l’impression d’y être enfermée, à faire des choses contre mon gré, sans comprendre pourquoi, à poursuivre un but que je n’arrive pas à déterminer. Je me sens très exactement comme un hamster dans une roulette. Je pédale, je cours, et je ne verrai jamais la fin, jamais pourquoi je cours.

C’est très compliqué à expliquer. Je ne peux pas lui dire à lui. Il ne comprendrait pas. Lui est tellement sûr de lui, de nous. Au point que pour mes dix huit ans, il m’offre un diamant. Pas une énorme pierre bien sûr. Un petit diamant, mais un diamant quand même. Il s’engage. Il faut faire comme si c’était un cadeau d’anniversaire comme un autre. Comme si ça n’avait pas d’importance. Je joue les innocentes. Je le fais si bien, et les jours passent. De toutes façons il va partir. Des vacances prévues de longue date, avec un pote, il ne peut pas annuler. Je serai quinze jours dans l’appartement seule. Livrée à moi. C’est insupportable. Les deux premiers jours passent très lentement, puis un matin je ne me sens pas bien. Extrement fatiguée, mal au ventre, nauséeuse, fiévreuse. J’appelle ma mère. Ré-enménage chez elle pour un temps. Tous ces doutes, l’unif qui ne me convient pas, ce départ précipité de la maison, même si je suis sûre que c’était une bonne décision, cette accumulation de stress, je suis malade. Je craque. Comme souvent chez moi, le corps donne l’alerte avant le reste. avant que je ne dise les choses. En période de grosse crise, avant de prendre des décisions importantes, je tombe malade. Je suppose que c’est ma façon à moi de me signaler qu’il est temps de réagir. De prendre des décisions. Comme on prendrait un médicament.

Il va falloir que je cesse de faire ces choses dont je n’ai pas envie, qui ne me conviennent pas, juste parce qu’on a décidé pour moi que je devais les faire. Que je prenne mes responsabilités. Que j’écoute mes envies pour une fois. J’ai dix huit ans. Il est temps d’être adulte.

 

 

Fin

Une Réponse to “#35: Mon coeur”

  1. Minorite_ 27 novembre 2010 à 22 h 03 min #

    Belle fin, très belle ouverture. Très heureux d’avoir pu voir grandir ce roman.

    Je n’en dis pas plus, tu sais déjà ce que je pense de ton style 😉

    A bientôt !

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