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#13: mademoiselle S.

15 Sep

Dompter mon corps. Tendre les muscles jusqu’à les faire craquer. Plier les orteils, cambrer le pied à l’extrême. Basculer le bassin, dégager les épaules, se sentir tenue par un fil invisible, la colonne vertébrale étirée, les omoplates se rejoignant presque. Ignorer la douleur. Faire comme si elle était dissociée de moi. J’aime ces instants là. A l’extrême limite. Quand les pieds dans les chaussons sont au bord de renoncer, quand la peau devenue trop fragile est sur le point de craquer,que les cloques commencent à se former, que bientôt, ils seront en sang, dans pas longtemps. Sauf que là, rien ne se voit. Quand je danse, plus rien ne compte. Ni la douleur, ni les larmes, ni le sang. J’arrive à sourire, mieux, je suis un sourire. Je ne suis plus que ça. C’est bien après que j’aurai la conscience de mes membres rompus, des ligaments tendus presque jusqu’à la déchirure, de mes orteils douloureux, rouges, gonflés. Rien d’autre ne compte que le mouvement, la musique, l’impression étrange d’être fondue, mêlée à elle, de faire exactement ce qu’il faut au bon moment, les mouvements maintes et maintes fois répètes qui s’enchaînent, comme naturellement.

Depuis quelques années maintenant, c’est une discipline régulière, au départ une heure par semaine, puis de plus en plus. C’est une des seules autorités que je supporte sans me plaindre. Mieux que je revendique. J’aime cet enfermement du corps. J’aime être poussée aux limites. Finalement c’est ce qui me libère. Alors, j’y souscris, sans réfléchir. Exercices à la barre, assouplissements, entrechats, enchaînements compliqués, pirouettes, je fais ce qu’on me dit. Je tente de reproduire les indications du professeur. J’observe la fille dans le miroir, en face de moi. Mademoiselle S n’est pas la plus douée de sa classe, mais elle travaille. Elle n’a pas le coup de pied de la danseuse, mais elle travaille. Elle n’est pas souple, mais elle travaille. Mademoiselle S est une besogneuse. Du genre à apprendre non seulement ses chorégraphies, mais aussi celles du groupe d’après. Mademoiselle S pourrait reste des heures, les genoux entre les mains, dans le fond de la salle, à regarder les grandes, et aussi, les garçons. Rares. Précieux donc. Un pas de deux, l’approche des danseurs, lascive, précise. Des mains qui glissent sur une taille, des regards qui se croisent, des jambes qui accordent leurs mouvements, puis d’un seul coup, elle s’élève dans les airs. Elle est une plume, il en fait ce qu’il veut. Elle rayonne. Leurs visages concentrés à la répétition, parfois contrariés par un accroc dans le plancher, ou une petite erreur de placement, s’illumineront totalement au moment du spectacle. Ils seront beaux, amoureux, souffrant, se déchirant, se retrouvant, se haïssant, se perdant, se damnant l’un pour l’autre. Sans parler. Magie des corps qui seuls communiquent. Théâtre des émotions sans paroles.

Mademoiselle S ne sera jamais une grande danseuse. Elle a de trop gros os. C’est ce qu’on lui a dit quand elle a tenté a sélection de l’opéra. Devenir petit rat. C’aurait pu être une chose qui aurait compté. On ne le saura jamais. Mademoiselle S a de trop gros os. Le monde de la danse a ses critères, ses moules, et mademoiselle S ne rentre pas dedans. Comme c’est étonnant. Mademoiselle S pourtant continue, même dans un monde trop étroit pour elle, poussée par un espoir idiot, que peut être, le cours des choses pourrait changer. Peut être, on ne sait jamais. Alors elle s’applique. Elle écoute le professeur. Même quand celui ci plante une aiguille dans sa fesse qu’elle a trop molle selon lui. Ou qu’il la force à refaire une énième pirouette, parce que celle ci n’était pas parfaite. Mademoiselle S serre les dents, oublie la douleur, et endure.

Elle accepte les séances de torture pour s’assouplir, les fesses contre le mur, jambes écartées au maximum, une élève du cours montée sur ses cuisses, soulageant une partie de son poids en s’appuyant sur la barre, mais… Quand même. Elle sent les muscle craquer, les ligaments et les tendons à leurs extrêmes limites de tension. La douleur. Aussi, à plat ventre, la position de la grenouille, le professeur, une main maintenant ses fesses, l’autre plaquant ses talons au sol. Les larmes pourraient presque couler, tellement la souffrance est intense. Pourtant, c’est un des moments qu’elle préfère. Repousser les frontières. Oser aller plus loin. Soumettre ce corps à sa volonté.

Après l’école, je file aux cours. J’attends parfois une heure avant de pouvoir me glisser dans la salle. Enfiler les collants couleur chair, le justaucorps, les pointes ou demi pointes, les jambières. Tirer les cheveux tellement forts que ça fait mal, les attacher en un chignon serré, protégé d’un filet. Rien ne doit dépasser. Tout doit être impeccable. Tout au millimètre. Réglé comme du papier à musique.

Ouvrir un peu la bouche pour dessiner un trait d’eye liner. Agrandir l’oeil, l’ourler de mascara. Dessiner la bouche, accentuer les pommettes avec le blush, ne pas oublier la touche de blanc qui éclaire le regard. Tricher un peu. Sur scène, on est transfiguré. On est autre. Mademoiselle S ferait bien sa maison de cet espace là, sur éclairé, exigu, mais tellement vivant quand elle l’occupe. Se sentir exister sous les projecteurs, jouir du moindre geste, l’étirer à l’infini. Se sentir une place, se sentir à sa place. Contrôler. Mademoiselle S a cette obsession du contrôle permanent, cette rigueur nécessaire à la danse classique et qui lui convient si bien C’est exactement comme si tous ses sentiments prenaient corps. Un bras déplacé d’un seul centimètre, et ce n’est plus du tout le même mouvement qui s’exécute. Ce seul centimètre peut même compromettre l’équilibre tout entier de la danseuse. Ne jamais quitter son objectif du regard, c’est une des premières choses que l’on apprend pour réaliser les pirouettes. fixer un point à l’horizon et s’y tenir. y revenir aussi rapidement que l’on peut tourner la tête, et tenter de ne jamais en détacher les yeux. Tourbillonner, bien entendu, mais sans jamais se laisser emporter. Contrôler.

J’ai encore l’odeur de la colophane, sur les chaussons pour empêcher de glisser. Je sens toujours les petites piqûres sur le bout de mes doigts, quand il s’agissait de coudre de nouveaux rubans à mes chaussons. L’élastique d’abord, ensuite les longs rubans de satins. Brûler les bouts au briquet, pour éviter qu’ils ne s’effilochent.  » Casser » un peu les pointes neuves, avec la paume de la main et parfois en montant dessus, carrément.

Je me rappelle de la préparation quasi rituelle des soirs avant spectacle. Le bain chaud, mais pas trop, et pas trop long, pour détendre les muscles sans les ramollir. Les jambières enfilées sur un jogging, les pieds dans une double paire de chaussettes. Un cocon moelleux pour ceux qui demain ne seront plus que plaies et douleur. C’est presque de la culpabilité par avance. Je sais que mon corps va souffrir, se tordre, et je le chouchoute. J’essaie de me faire pardonner en quelque sorte.

Le jour même, les pâtes avalées deux heure avant. Juste un peu de beurre. Et basta. De l’eau, beaucoup. Le trac immense qui commence à m’envahir, à me remplir peu à peu toute entière. D’abord le ventre noué, puis les muscles qui se tétanisent, doucement. Les exercices d’assouplissements pour tenter de lutter contre. Les fous rires nerveux dans les coulisses, les mains moites qui se serrent, les engueulades subites des filles à fleur de peau. Parfois, elles se prolongent sur scène. Une fille laisse traîner un pied, marche sur un tutu. Un costume se retrouve déchiré, en quatrième vitesse on sort le kit de survie: aiguilles, fil à coudre, kleenex et mascara pour rattraper le make up de la fille déjà en pleurs. J’en ai vu des qui auraient étés prêtes à tout pour s’approprier un rôle. Jusqu’à faire mal. Heureusement, je me tiens en dehors des conflits toujours. Ce ne sont pas les humains qui m’intéressent. Les autres, je n’en ai rien à cirer. Seul comptent la domination de mon propre corps, et la jouissance absolue que je vais en retirer dans quelques minutes, quand les projecteurs vont s’allumer et que je vais me lancer sur la scène, oubliant tout, jusqu’à ma propre existence: plus de Mademoiselle S, plus de Poupée, plus de Dine, plus de Cosette, plus de Calculette… Je ne suis plus. Ou plutôt, j’existe trop. J’existe trop que pour avoir encore un nom. Je suis une et multiple. J’ai pris le pouvoir. je me métamorphose. Je suis des légions. Je suis la solitude. Je suis la joie. Je suis des millions. Je suis moi.