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#27: Mademoiselle Dehors

3 Nov
L’école n’est pas la maison. C’est un espace en dehors, hors limite. Le monde de la maison est celui du silence, des larmes ravalées, des petites griffures à l’égo. Un monde où je m’éteins, où je me plie aux règles, pour rester debout. Mais à l’école, rien ne m’oblige à me taire. La gamine introvertie de la première année devient peu à peu plus consistante, avec l’assurance des bonnes notes facilement obtenues. Lire la suite

#5: Calculette

27 Août

A l’école, le monde se divise entre deux clans: ceux qui travaillent et ceux qui ne font pas grand chose. Ceux là sont au fond de la classe, ou aux premiers rangs, selon la motivation du professeur, qui soit a envie de les surveiller, et de les encourager à bosser, soit se dit qu’il n’y pas grand chose à faire que de canaliser comme il peut le chahut de fond de classe. Il y a les gratte-papier, consciencieux, qui lèvent à peine la tête de leurs cahiers, qui ne perdent pas une miette des explications, sans y trouver ni plaisir ni déplaisir,mais qui exécutent leur tâche avec la placidité des bovins menés à l’abattoir.

Ceux là, on peut les imaginer sans peine adulte. Raie sur le côté, lunettes rondes, jupes serrées, chignons, ils seront fonctionnaires ou comptables, secrétaires ou médecins, ils vivront dans un pavillon, pelouse impeccablement tondue, deux enfants ou trois, un labrador, des vacances deux fois par an, la mer pour les gosses, un peu de ski parce que même si ça coûte affreusement cher, même s’ils ont les genoux bousillés après, même si c’est une horreur de faire les files pour les remonte-pentes, en dépit des kilos qu’ils vont prendre à manger des mauvaises fondues, à boire du vin chaud qui n’en a que le nom, pique la gorge et grève le porte monnaie, ça se fait. Parce que c’est quelque chose qu’ils pourront raconter aux amis, en montrant des diapos de mauvaise qualité, qu’ ils leur infligeront le temps d’une soirée, les amis feront semblant de s’intéresser, eux de s’y être amusés follement. Évidemment, ils leur réserveront des anecdotes croustillantes, pas trop implicantes pour leur dignité, mais drôles. Histoire de justifier le tarif. On est parti en vacances, c’est vrai ça nous a coûté bonbon, mais on s’est tellement amusés. Prestation de service, il faut prouver qu’on a rentabilisé chaque heure, chaque minute. On a profité. On y avait droit, on en a usé. A la quarantaine, l’homme aura peut être une petite crise de doute. Il trompera sa femme. Sans cesser de l’aimer, parce qu’il aura construit toute sa vie sur elle. Elle ira plus souvent chez le coiffeur, fera un peu plus de shopping, se mettra au yoga. Elle craquera peut être un peu pour son prof, mais elle se contentera du frisson de l’aventure possible, de son coeur qui bat un peu plus quand il la touche pour corriger un mouvement. S’ils ont de la chance, leur couple y survivra. Sinon, elle demandera le divorce, obtiendra la garde des enfants. Qui en voudront à leur père . Petit à petit, temps et distance aidant, il se détachera d’eux. Ils feront deux trois conneries pour avoir l’impression d’exister, et puis voilà. La vie ordinaire et complètement interchangeable de milliers de couples. Des gens qui ont toujours bien travaillé à l’école. Ceux là, donc, auront une vie studieuse, bien rangée, confortable. Quelques turbulences, rien de vraiment grave, rien de vraiment extraordinaire.

A l’école, l’autre clan c’est celui des chahuteurs, ceux dont se dit: « qu’est ce qu’on va bien en faire? « . Leurs parents viennent aux réunions, se tordant les mains, les mères inquiètes au front perlé de sueur, intimidées par l’autorité professorale, jurant leurs grands dieux que le trimestre prochain, ça changera. Les pères gardant un silence borné, qui en général signifie l’humiliation d’être là, à cause d’un rejeton qui ne fait même pas l’effort minimum de ne pas se faire remarquer. Les enfants, entre eux, n’en menant pas large, attendant que l’orage passe, jouant déjà la scène à la maison: promesses de travailler mieux, de s’appliquer, quelques larmes, une punition. Les cheveux gominés, ou attachés, mine contrite, les épaules voûtées, ils n’ont plus rien de ces frondeurs qui envoyaient hier encore des chouquets sur le tableau, ou qui tendaient une feuille blanche au professeur à l’interrogation de français. Difficile de présager quel sera leur avenir. Certains rentreront sûrement dans le rang, dans le moule, au fur et à mesure des années qui passent. D’autres pas. Certains deviendront des adultes responsables, utilisant l’imagination fertile qu’ils avaient développé pour inventer des blagues à faire en classe à développer des concepts pubs, ou des recettes de plats préparés. En tous cas, ils se rappelleront avec nostalgie de cette période bénie, où les mots et les actes ne pesaient pas bien lourd au final. Quelques lignes à copier, deux trois privations de dessert. Enfreindre, c’était presque gratuit.

Au milieu de tout ça, entre les uns et les autres, il y a moi. Calculette. C’est comme ça qu’ils m’appellent. Pourtant je tente de ne pas me faire remarquer, je n’aime pas trop ça. seulement, même sans travailler, même en ne faisant aucun effort superflu, j’arrive à obtenir des notes excellentes. Pour moi, il s’agit juste d’un jeu, une distraction comme une autre, et lever le doigt pour donner les réponses un mécanisme naturel et simple. Tellement d’ailleurs que je ne comprend pas que les autres ne s’y prêtent pas plus. « Calculette a toujours réponse à tout ». Ça murmure dans mon dos. Le professeur tente bien un « quelqu’un d’autre sait? « , mais en se heurtant la plupart du temps à un silence apathique, et de guerre lasse, il me cède la parole. Je n’ai pas encore compris à quel point mon attitude pouvait déranger, paraître méprisante. En fait, je pense d’une manière extrêmement manichéenne: une question est posée, il faut lui apporter une réponse. C’est tout. Je n’ai pas encore saisi les subtilités des relations avec les autres. Qu’être celle qui a toujours les bonnes réponses, ce n’est pas forcément bien pour se faire des copains. Que cette tendance à viser la perfection, à être sérieuse, ce n’est pas exactement le meilleur moyen d’être populaire. Les adultes reconnaissent l’intelligence, le savoir. Les enfants n’en ont rien à faire. Être cool. Je ne suis pas une fille cool. J’aime lire, je peux passer des heures le nez dans un bouquin. La télévision ne m’intéresse pas. Je ne regarde pas le club Dorothée. Je sais me balader dans les bois sans me perdre, reconnaitre les oiseaux et leurs cris, mais je n’ai aucune idée de qui sont les vedettes dont les autres parlent. Je suis en total décalage. On ne parle pas la même langue. J’ai quelques amies, et amis. Enfin, plutôt, j’ai des contacts humains avec d’autres êtres humains. Ils sont là, présents dans ma vie, mais j’ai conscience que c’est temporaire et uniquement le fruit des circonstances. Je traîne avec les loosers, ceux qui le sont pour d’autres raisons que moi, parce qu’ils n’ont pas les fringues qu’il faut, parce que leurs parents ne font pas le bon boulot, parce que leur nom a une consonance un peu trop exotique pour une école de village. La solidarité des loosers. Entre nous, on recrée un microcosme, un embryon de ce que pourrait être un groupe cool. Sans y parvenir. C’est complètement vain, on sait qu’on n’y parviendra jamais. Mais on singe ces autres pour qui tout est plus facile. On organise des fêtes, où on les invite, eux. Bien sûr, ils ne viennent jamais, mais au moins, on s’est fait battre le coeur un peu à imaginer que peut être, ils viendraient. Chez nous. S’asseoir dans notre canapé, boire l’exceptionnel coca cola autorisé parce que c’est un jour spécial, écouter les musiques que l’on passe sur le vieux tourne disque. Rien que des gosses qui attendent d’autres gosses. Un mieux. Un ailleurs. C’est un peu idiot, cet aveuglement. Parce que si ça se trouve, on passe à côté d’amitiés simples, à côté de moments forts, tout ça parce que notre place ne nous convient pas, qu’on a le sentiment de devoir être ailleurs, avec d’autres, de mériter mieux. Les jambes dans le vide sur une chaise trop haute pour soi, les yeux perdus, on imagine ce qu’il pourrait en être si … Toute une après midi à attendre. C’est long. Alors on trompe l’ennui. On trompe l’adulte. Surtout, il ne faut pas qu’il sache la disgrâce. D’ailleurs il est bien incapable de comprendre. Lui ce qu’il voit, ce sont des gosses qui sont venus. Il ne sait pas que ces gosses là ne sont que du second choix, un pis aller. Les parents, les adultes oublient très vite les cours de recrés, l’arbre dans la cour, le môme appuyé contre et à qui personne ne parle. La mallette que l’on vole, et qui passe de bras en bras. Les larmes de rage, d’impuissance. La sensation d’être à part, absurde, différent.

Calculette. Un surnom pareil, ça ne laisse rien comme porte de sortie. On ne peut pas être drôle. Provocante. Cool. Avoir de la répartie. On est conditionnée, enfermée dans un personnage. Celui de la première de classe, chouchou des profs parce que jamais prise en défaut. Calculette fait ses devoirs, les rend toujours à l’heure, souvent à l’avance. Elle réclame même du travail supplémentaire. Parce que dans le néant de sa vie, c’est quelque chose qu’elle maîtrise, qu’elle sait faire. Elle est bonne à quelque chose, plutôt qu’à rien. Mieux vaut être Calculette que Cosette. Autant de mépris dans les deux surnoms, pourtant avec le premier, on lui reconnaît une certaine valeur. Valeur qui se retourne contre elle, mais… Calculette n’est pas douée pour les rapports humains. Il y a un rapport inversement proportionnel entre sa faculté à résoudre des problèmes imaginaires et réels. Tom a trois pommes, il en donne deux à Léa qui en a à présent sept. Combien de pommes avait Léa? Combien de pommes en tout ? Extrêmement facile. Par contre, Tom voudrait être ami avec Léa , comment doit il faire? Aucune idée. Calculette flotte.

A tout prendre, Calculette… Ce n’est pas le pire. Les autres aiment bien classer, répertorier, inventorier. Coller des étiquettes. Ça rassure, de savoir exactement à qui on a affaire. Pourquoi détromper les gens? Et comment faire de toutes façons? Arrêter de répondre, d’aller au tableau? Bousiller ses devoirs? Dire des gros mots? Non, vraiment Calculette n’aime pas ça. Il y a déjà certains mots qu’elle s’emploie à éviter, parce qu’ils sont comme des ordures de langage, des rebuts de vocabulaire. Calculette aime trop le mot en général pour user de ceux qui ne lui plaisent pas. Elle préfère faire rouler sur sa langue ses préférés: pluie, sauvage, baiser, prune, en sont quelques uns. Appliquée, elle en trace les entrelacs sur du papier, juste pour les voir écrit. Sans vouloir en former des phrases, juste pour la beauté intrinsèque des mots. Comme elle fera plus tard ado, quand elle sentira son coeur un peu palpitant pour ce beau blond dont le plus bel argument est le prénom. Guerrier, conquérant, légendaire. Elle ne sera pas amoureuse de lui, mais des neuf lettres qui composent son prénom. A-l-e-x-a-n-d-re. Poésie en diable. Amoureuse d’un mot plutôt que d’un être.

Calculette est le pragmatisme incarné, en étant tout ce qu’il y a de plus évaporée, rêveuse, et lunaire. Calculette, c’est A+ B, c’est deux et deux font quatre, c’est cette image raisonnable collée à ses ballerines de petite fille sage, en jupe à volants et bandeau dans le cheveux, longs forcément. C’est cette épure de petite fille.